Aisha Franz : « Le concept d'équilibre de vie pro-perso est devenu un non-sens »

01 mars 2023

5min

Aisha Franz : « Le concept d'équilibre de vie pro-perso est devenu un non-sens »
auteur.e
Caroline Douteau

Journaliste

contributeur.e

Elle était l’une des favorites du dernier festival de la BD d’Angoulême. Dans sa BD “Work-Life balance” (Ed. L’employé du moi), l’auteure berlinoise Aisha Franz s’attaque de front au concept d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Son trait de crayon égratigne avec sarcasmes les « bull shit jobs », l’ubérisation du monde professionnel et plus largement le rapport au travail auxquels se confrontent ses trois personnages en crise existentielle.

Pourquoi avoir choisi le monde du travail et plus précisément cette thématique du « work-life balance » comme sujet d’étude et d’intrigue pour votre 4ème bande-dessinée éponyme ?

C’est une expression que l’on entend beaucoup en Allemagne. « Tu réussis ton work-life-balance ? » , « J’aimerais vraiment trouver mon work-life-balance »…. On nous le ressert un peu à toutes les sauces. Je pensais que c’était intéressant de réfléchir au concept en tant qu’artiste.

Pourquoi ?

Je me posais des questions sur le dilemme d’être artiste, d’avoir fait de ma passion un travail. C’est toujours très présent : où est la frontière entre ma vie privée et mon travail ? Et en Allemagne la BD n’est pas aussi reconnue qu’en France. On entend encore : « Auteur de BD, ah bon, c’est un travail ? » L’autre raison c’est que c’est un art qui m’a toujours poussée à m’intéresser au monde qui m’entoure, à questionner mes amis qui travaillent dans la Tech ou les start up, et qui connaissent une autre réalité que la mienne. J’avais beaucoup de clichés sur le quotidien de ces métiers. Et après les avoir écoutés, finalement je n’étais pas si loin.

En France on parle d’équilibre vie-pro vie perso. Qu’est-ce que vous appréciez ou détestez dans ce concept ?

J’apprécie l’idée mais je déteste que ce soit « vendu » comme un concept à une époque où il ne fonctionne plus. C’est devenu un non-sens. Dans les années 50 on pouvait dire que « l’homme blanc moyen » pouvait séparer travail et vie privée, mais dans une économie qui pousse à travailler plus et plus longtemps avec un coût de la vie toujours plus élevé, ça ne fonctionne plus. Le travailleur doit être disponible à tout moment, la séparation entre vie professionnelle et personnelle est de plus en plus floue.

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Vos trois personnages, Anita, Rex et Sandra, jeunes et actifs, confrontés à une crise professionnelle et existentielle, consultent une psychothérapeute plutôt déroutante. En quoi est-elle importante dans le récit ?

Elle a comme une présence surnaturelle dans l’histoire. Elle n’est pas très pro, se crème les mains ou fait sa gym pendant la consultation… Attention, je ne suis aucunement sceptique sur l’importance d’une thérapie. J’avais envie de contrebalancer les angoisses des personnages : rien ne la touche, et elle n’agit pas, elle préfère laisser ses patients face à eux-mêmes, c’est sa technique ! Elle est un outil qui me permet de regarder les protagonistes de loin, elle est mon médium pour les observer, les analyser, avec tout le sarcasme que je veux.

Rex lui, est programmeur informatique et il se fait littéralement avoir par une boîte qui lui pique son code sans le payer. Voyez-vous la tech et les start-up comme un monde sans foi ni loi ?

A Berlin, ces dernières années, des lieux ont émergé de nulle part, avec un super design, une ambiance détendue, un rythme flexible. C’est bien enrobé : une grande et belle famille, pas de règles rigoureuses, tout est flou, approximatif. Mais en réalité tu passes ton temps à bosser et ça ne s’arrête jamais… Ces boîtes où il fait soi-disant bon-vivre peuvent générer une grande violence. Rex est accueilli chaleureusement par son ami, qui sous couvert de tape dans le dos, le dégage sans lui payer le travail fourni. Un miroir aux alouettes du bonheur au travail en quelque sorte.

Outre la tech, vos personnages évoluent dans le domaine de l’art, ce n’est pas un peu réducteur ?

J’aurais pu choisir n’importe quel domaine pour raconter les mêmes histoires. J’ai volontairement choisi cet exemple extrême, car l’important pour moi était de montrer que même dans un secteur qui recrute, l’exploitation et la souffrance peuvent exister. L’ironie c’est qu’aucun des personnages ne rencontre de problèmes pour trouver un emploi. Ce n’est pas le propos finalement.

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Vous abordez le harcèlement au travail de manière inversée. C’est Sandra, votre personnage, qui poursuit et menace son collègue de travail. Pourquoi ?

Le côté sombre des personnages m’intéresse. Sandra est une sorte d’influenceuse qui ne sait pas quoi faire de sa vie. On ne sait même pas dans quoi elle travaille. Mais elle aime prendre le dessus. Comme ce sujet est sensible mais essentiel, je voulais le rendre encore plus perturbant en faisant d’une femme l’auteure du harcèlement. Finalement, elle est virée mais n’admet pas ses responsabilités. Il n’y a qu’en thérapie qu’elle se sent enfin capable de pleurer car c’est la première fois qu’elle se sent écoutée. Mais elle devient obsédée par la psy… Il y aurait matière à une suite !

Doués et motivés, vos personnages vivent pourtant tous un échec. Pourquoi cet angle d’attaque ?

Je vois autour de moi des personnes qui ne trouvent pas de travail à la hauteur de leurs compétences et leurs talents. D’autres sont privilégiées, sans qu’on sache trop pourquoi. Je suis persuadée que les coïncidences ont un rôle majeur. Je me suis souvent dit : « Si j’avais rencontré un autre éditeur, j’aurais fait un autre livre… » Et quand le succès n’est pas au rendez-vous, on imagine tous les scénarios possibles pour le toucher de près. Mais il n’y a rien à faire. C’est comme ça, nous n’avons pas le pouvoir de diriger le hasard. Quand ça coince, je reste persuadée qu’il ne faut pas trop insister, ou en tout cas trouver des alternatives. C’est là que l’échec devient constructif.

« Avec cette BD, l’important pour moi c’est de dire : “si vous souffrez au travail, réagissez, peut-être que vous êtes allés au bout de ce que vous pouvez faire.” » Aisha Franz, Autrice de bande-dessinée

A force d’encaisser, vos anti-héros deviennent violents et vengeurs. Est-ce une incitation à la rébellion ?

Oui on peut dire ça. C’est amusant car si j’ai des idées, je ne passe pas à l’acte. Si j’enrage, je dessine, c’est ma façon de me rebeller. Le monde du travail peut être violent, même si cette violence est souvent déguisée. Je m’insurge contre ça. En piratant la boîte qui lui a volé son programme, Rex a eu sa petite vengeance, ça lui suffit, il se sent libre. Anita refuse d’avaler un cachet proposé par la psy : elle devient proactive et prend enfin une décision. Arrivé à 30 ans, on traverse la vie sans plus rien ressentir, forcés de jouer à un jeu avec des règles auxquelles on n’adhère pas. Mais ces personnages qui apparaissent apathiques finissent par se réveiller. Avec cette BD, l’important pour moi c’est de dire : « si vous souffrez au travail, réagissez, peut-être que vous êtes allés au bout de ce que vous pouvez faire. »

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Il est question de satisfaction dans le travail, c’est d’ailleurs la première question posée par la thérapeute. Est-il essentiel de se la poser ?

C’est la question cliché, et on y répond tous par : « oui… mais non. » C’est plutôt la question de l’accomplissement qui me paraît intéressante. Il est important de rester ambitieux, car peu de gens sont heureux de faire toute leur vie la même chose, même s’ils sont doués. Il y a des challenges personnels à relever constamment, notamment dans un métier artistique. J’y suis confrontée en permanence : comment atteindre la prochaine étape pour le prochain album ? Qu’est-ce que je dois changer ? Mais la reconnaissance est nécessaire pour créer les conditions du succès.

Vous bénéficiez aujourd’hui de cette reconnaissance professionnelle et du public, mais qu’est-ce qui, dans votre expérience personnelle, explique votre point de vue si critique ?

Je n’ai pas écrit cet album pour être critique sur les conditions de travail. Je parle de trois personnages dans trois situations différentes, en m’inspirant du monde qui m’entoure. Je pense que certaines choses deviennent politiques juste en les regardant de l’autre côté du miroir

Est-ce que cette réflexion sur le monde du travail vous a personnellement impactée ?

C’est amusant car avec ce livre, pour la première fois, j’ai réussi à trouver moi-même mon équilibre. Avant j’étais mal organisée, je me levais la nuit quand je sentais l’inspiration arriver. Pour la première fois, je me suis organisée, avec des journées structurées. Et désormais je me tiens à cette organisation. Ça y est, je fais partie des conseillers en work-life balance, mais seulement pour les dessinateurs !

Allez-vous approfondir cette thématique du monde du travail dans une prochaine BD ?

La BD ne permet pas de vivre en Allemagne, alors pour le moment je travaille comme illustratrice en free lance pour des magazines, des entreprises ou des institutions. Mais je ne suis pas allée au bout de ce que je voulais explorer. Je pense à des planches pour la presse, avec de nouveaux personnages autour de la culture du travail. La psy est toujours là, mais avec des histoires encore plus apocalyptiques. C’est ce que m’inspire l’avenir proche.

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Maxence Kouzoubachian pour WTTJ

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