Jeunes diplômés et romantiques du XIXe siècle : même désillusion, même combat ?

07 mai 2024

5min

Jeunes diplômés et romantiques du XIXe siècle : même désillusion, même combat ?
auteur.e
Kévin Corbel

Journaliste Modern Work

contributeur.e

Et si le sentiment de désillusion des jeunes diplômés au travail était similaire au mal être des auteurs romantiques du XIXe siècle ? C’est la thèse défendue par Marion Cina, Xavier Philippe et Thomas Simon, trois chercheurs en sciences sociales qui ont comparé les deux époques pour questionner la place du sens dans le monde du travail d’aujourd’hui grâce à la littérature d’hier. Entretien.

Comparer le mal être des jeunes diplômés au travail à celui des auteurs romantiques, ça peut faire sourire au premier abord. D’où part cette comparaison ?

Thomas Simon : On est parti d’un article du Point, « L’essor des jobs à la con, le mal du siècle ». Il y avait déjà un premier parallèle entre deux époques, puisque l’expression « mal du siècle » vient d’Alfred de Musset, un auteur romantique du XIXe siècle. On a ensuite fait le rapprochement avec la désillusion qui frappe de nombreux jeunes sortis d’études prestigieuses une fois arrivés dans le monde du travail.

La société du XIXe siècle était pourtant très différente de celle d’aujourd’hui. Sur quelles similitudes vous appuyez-vous ?

Thomas Simon : L’arrivée du journalisme au XIXe siècle amène une logique de flot continu de l’information : le journal d’aujourd’hui est remplacé par le journal du lendemain et ainsi de suite. L’idéal romantique, qui est de produire des œuvres éternelles, s’oppose à cette logique de remplacement perpétuel. On retrouve cette culture de l’instantané en entreprise aujourd’hui avec les mails, les messageries… On est perturbés en permanence dans un travail quotidien où le collectif est absent.
Xavier Philippe : Ce qui est intéressant avec la métaphore du romantisme, c’est qu’on voit que la désillusion du « monde réel » n’est pas propre à la nouvelle génération. Le monde de l’entreprise est absurde, il ne peut pas offrir un cadre stimulant pour créer du collectif, puisque de toute façon il vous abandonne à la première bifurcation. C’est un peu ce que décrit Honoré de Balzac dans son roman Illusions perdues : le personnage Lucien de Rubempré découvre le monde du journalisme, qu’il pense être une nouvelle famille qui va lui permettre de s’épanouir mais en fait il est totalement trompé. Il arrive dans un monde d’artifices, où rien n’a de sens.

Pour développer votre analyse, vous avez mené 35 entretiens avec des jeunes actifs tout juste sortis d’école. Qu’avez-vous appris ?

Marion Cina : En sortant de classe préparatoire, ces jeunes ont développé un corpus théorique riche et des manières de réfléchir qui s’inscrivent dans la complexité. Lorsqu’ils arrivent en entreprise, beaucoup font des tâches qui s’apparentent à créer des PowerPoint ou faire du traitement de données sur Excel. Au bout d’un mois, ils finissent par se désintéresser de leur travail parce qu’il ne correspond en rien ni à ce qu’ils ont appris, ni à ce qu’ils sont capables de faire.
Thomas Simon : Une jeune diplômée nous a expliqué qu’elle avait dû éplucher des annales pendant des mois au sein de sa boîte, ce qui était très rébarbatif en plus d’être à l’opposé de ce à quoi elle avait été formée. Elle avait le sentiment d’être « le chien de toute la boîte ». Il y a cette idée de passer de premier de la classe à petites mains.
Xavier Philippe : On met le doigt sur une dérive extrêmement forte du capitalisme néolibéral. On demande à la fois beaucoup de main d’œuvre et beaucoup de qualifications. A-t-on besoin d’avoir un tel niveau de diplôme pour les missions qui sont confiées à ces jeunes ? Manifestement, non.

Occuper un poste vide de sens, cela semble paradoxal dans une société où nous avons tendance à tout rationaliser…

Xavier Philippe : Surtout qu’il y a une déconnexion totale avec la question salariale. Ces jeunes sont bien payés donc on pourrait se demander pourquoi ils se plaignent. En réalité, c’est déstabilisant et destructeur pour l’équilibre émotionnel car si votre travail n’a pas de sens, vous pouvez penser que vous ne servez à rien.
Thomas Simon : Leur travail n’est pas fatiguant, certes, mais il est abrutissant, ce qui amène à un questionnement interne. Après la désillusion, il y a une prise de conscience.
Xavier Philippe : Avec tous les témoignages que nous avons recueillis, il y aurait presque la matière pour écrire un livre de Michel Houellebecq mais version jeune : au lieu d’un quinquagénaire, on aurait un vingtenaire déprimé qui se confronte à un monde du travail auquel il ne voit plus d’intérêt. On a rencontré un jeune qui n’a qu’une seule idée en tête en sortant de son travail : aller boire des verres, parce que l’alcool lui permet d’oublier un peu sa situation. Il ne le sait pas encore, mais il est sur la route du burn-out. Il est obligé d’avoir des comportements morbides et addictifs pour pouvoir se défaire de l’absurdité à laquelle il est confronté.

Face à ce mal être au travail, comment réagissent-ils ?

Thomas Simon : D’un côté, il y a la désertion physique : on démissionne, on prend du temps pour soi pour ensuite s’orienter vers une autre boîte ou un autre secteur. D’autres se tournent vers l’entrepreneuriat, des ONG, des petites PME, ou alors deviennent artisans. De l’autre côté, il y a la désertion intérieure. Certains n’ont pas les moyens financiers de quitter leur poste et restent tout en s’assurant de ne faire que le minimum syndical : c’est la notion de quiet-quitting.

Si ces jeunes quittent l’entreprise ou se désengagent, la comparaison avec les romantiques tient-elle toujours ?

Marion Cina : Les romantiques se tournaient vers les arts de la même manière que les jeunes diplômés se tournent aujourd’hui vers l’entrepreneuriat ou les ONG. Il s’agit en fait de redonner du sens à son existence. Là où les romantiques allaient se saisir de leurs désillusions pour en faire des œuvres artistiques majeures, des jeunes diplômés vont se tourner vers des milieux professionnels ou associatifs où ils se sentent vraiment investis pour quelque chose.

Vous parlez de « mal de siècle », pourtant seulement 23% de la population dispose d’un diplôme supérieur à bac+2. Peut-on réellement généraliser de la sorte quand on parle de la tranche la plus privilégiée ?

Marion Cina : La différence avec les travailleurs qui ont un plus faible niveau d’étude, c’est que beaucoup restent dans le « faire », avec des tâches concrètes. Pour les personnes issues de grandes écoles, le « faire » s’apparente à de la pensée complexe, qu’ils s’attendent à retrouver en entreprise et qui est finalement absente de leurs tâches.
Xavier Philippe : Soit on considère que se plaindre de faire des PowerPoint en séries ou du traitement de données sur Excel en sortant d’une grande école, c’est un caprice, soit on considère qu’effectivement, ça ne correspond pas au métier que ces jeunes ont choisi et donc il y a un problème. Mettre tout cela de côté et en faire une excuse managériale de plus qui pointerait du doigt la jeunesse, ce serait trop simple.

À la fin de votre étude, vous appelez les entreprises à repenser un nouveau modèle managérial qui « prendrait en considération les espoirs et les rêves » des jeunes diplômés. Quelle serait la solution selon vous ?

Marion Cina : Il faudrait impliquer davantage ces jeunes diplômés dans le système général de l’entreprise. Leur préciser, par exemple, à quoi servent les tâches qu’on leur demande d’accomplir et leur donner accès au contexte global, notamment pour pouvoir le modifier. Les impliquer dans les processus décisionnels permettrait à ces jeunes de faire entendre leur voix, ce qui pourrait amener l’entreprise à aller dans le sens des salariés.
Thomas Simon : L’un des jeunes avec qui nous nous étions entretenus nous disait que chez Google, ils laissent une journée par semaine aux employés pour développer un projet personnel. Ce genre d’initiative permettrait de réinjecter aussi sa propre individualité, ses propres aspirations à l’intérieur d’autres enjeux qui ne sont pas forcément alignés avec nos espérances.

Pensez-vous que la littérature puisse nous aider à rendre le monde du travail meilleur ?

Xavier Philippe : La fiction nous permet de dire des choses sur l’entreprise. Par exemple, Michel Houellebecq a écrit des pages remarquables en termes d’analyse sociologique des organisations de l’entreprise contemporaine. L’entreprise, c’est une fiction. La rationalité et la manière dont les organisations s’en saisissent, c’est un discours fictionnel, c’est un imaginaire. Tous les trois, on a la grande conviction que la littérature peut nous aider à comprendre le monde du travail contemporain, mais aussi que le monde du travail contemporain, c’est de la littérature.

Article écrit par Kévin Corbel et édité par Aurélie Cerffond ; Photo de Thomas Decamps

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